Le radeau de la méduse

 "LE RADEAU DE LA MÉDUSE ", une exposition de Gabriel FOUSSARD au DomaineM 

Que peut l'artiste en des temps de discorde et de cité divisée ? Comment garder l'esprit clair et produire des actions plastiques à même de circonscrire "La stasis, cette division devenue déchirure, qui met à mal les modèles et leurs certitudes rassurantes"1 ? Depuis déjà quelques années, Gabriel Foussard fabrique des objets et des dispositifs où peinture et matériaux semblent revenir vers nous ainsi que des formes perdues qui auraient trouvé un passage. Aussi, la "faille" souvent évoquée par l'artiste n'est-elle pas un artifice de langage ou un signe anodin. Elle renvoie à la recherche de cette ouverture dans le "fermé" qui s'impose à présent dans la lutte pour la respiration collective. Les élégies matérielles de Gabriel Foussard en témoignent. 
Gabriel Foussard avait déjà été invité au DomaineM, pour une exposition personnelle, en novembre-décembre 2016, il y a donc sept ans. Les visiteurs ayant eu la chance de voir cette exposition, alors intitulée "L’Origine du monde" 2, pourront mesurer le passage du temps et, à l’évidence, les inflexions douloureuses de notre époque. Alors qu’il voulait marcher sous les nuages, fouler l’herbe, suivre le sentier à l’aide d’un bâton et d’une boussole 3, l’artiste, avec une acuité et une exigence rares, délimite à présent la parcelle de liberté que lui concède encore son art à la manière d’un paysage à défendre. Un territoire incertain exposant ses concrétions matérielles comme autant de dépôts-témoins, juxtaposant l’éclat précieux de formes noires et la restitution brute du matériau. "Le radeau de la Méduse" présente une situation où les processus de la vie sont entravés et où le monde se manifeste dans une pénombre persistante. La conscience est contrainte au repli protecteur et sa capacité à saisir les choses s’en trouve amoindrie. Fidèle à un art veillant à mêler dispositifs de pensée et mouvements d’affects, Gabriel Foussard parvient, sur la crête, à hisser ses travaux ainsi que des élégies matérielles susceptibles de répondre à l’adversité d’aujourd’hui en maintenant le noble filet de voix de l’art. 
L’organisation spatiale de cette exposition présente 4 lieux qui semblent proposer des énoncés articulés : l’ouverture (salon) – la concrétion (bibliothèque) – la fermeture (cabinet d’art graphique) – le passage (grange-atelier). On gardera présent à l’esprit la force du titre choisi par l’artiste pour son exposition, référence à ce qui fut, tout à la fois, la dérive meurtrière d’un radeau suite au naufrage de la frégate française "La Méduse" au large du Sénégal (1816), et le tableau terrifiant qu’en fit en 1819 le jeune peintre romantique Théodore Géricault, alors âgé de 28 ans. Image de ce nous appellerions aujourd’hui, maladroitement, une "catastrophe humanitaire", le tableau désigne surtout un monde en faillite où l’espérance vacille. Largement bitumé (en raison de l’usage pigmentaire intempestif du bitume de Judée, un dérivé du pétrole) le tableau de Géricault, conservé au Louvre, se détruit inexorablement, d’année en année, et semble condamné à devenir un amas de matières noires, coagulées. La gamme des noirs explorée par Gabriel Foussard, ainsi que la véhémence matérialiste des pièces en volume font signe en direction de l’oeuvre de Géricault dont le destin semble aujourd’hui lié à celui de notre société extractiviste. 
Au Salon, la clarté du dispositif d’installation facilite l’accès du visiteur au travail âpre et pourtant élégiaque de l’artiste. Les matières se projettent vers nous et accaparent notre perception d’autant plus qu’elles semblent incarner des fragments de corps |voir les deux pièces nommées Faille [5.6.] sur le plateau au sol]. Cette dimension matérialiste se trouve simultanément offerte et dérobée par la présence permanente de visions éblouies du monde : lumière incandescente sur une mer interminable comme un rêve qui ne passe pas [vidéo], passages fugitifs de fragments mobiles de la nature saisie dans ses retraits nocturnes [en mural : 2. La rivière, 3. La mer, 4. La forêt]. Ce rythme témoigne pour une conscience aux aguets, qui protège son lien poétique au monde et aux forces de la vie, même en nos temps d’éclipse des lumières. Ces forces sont des miroirs qui nous regardent par-delà leurs douloureuses compressions [1. L’Écume des jours]. Le Bâton de parole [7], objet très foussardien, rassemble de la sorte les actes humains essentiels – la parole, la préhension, la marche, la création… – comme autant d’énergies à protéger. 
À la bibliothèque, la magnifique pièce Affleurement et arasement [10] – appellation en résonance avec des poèmes d’Henri Michaux selon le principe conflictuel de la surface à caresser et de la blessure à récuser – traduit la relève de l’art sauvant la beauté du monde en ses matières les plus brutes. La fermeture dont témoigne les chevaux de frise du Cabinet d’arts graphiques [pièces 12 et 13] évoque sans détour ce monde hostile où nous sommes plongés bien malgré nous. 
À la Grange-atelier, l’exercice de pensée et de mémoire auquel nous convie Gabriel Foussard prend toute sa force. Travailler au débordement et au soulèvement [20], trouver les issues, ménager les passages, disposer les ouvertures, apprivoiser les failles : l’art propose ses stratégies dans la stricte mesure où oeuvrer pour la beauté c’est délivrer le regard et la conscience, et ainsi affirmer notre humaine condition. M. C. 

1. Nicole Loraux, La cité divisée. L'oubli dans la mémoire d'Athènes, 1997 
2. Voir sur le site du DomaineM : https://www.ledomainem.com/6/ 
3. Références aux peintures nommées Ciel, aux dessins nommés Verdure et aux pièces en plomb fondu et martelé que proposait Gabriel Foussard dans son exposition de 2016 au DomaineM. 
disponible : LES CAHIERS / n°27 Gabriel Foussard 
www.ledomainem.com/ 
Le DomaineM est accompagné par La DRAC Auvergne-Rhône Alpes, Le Conseil Départemental de l'Allier et Les partenaires du boudoir. Contemporain-art.image.document.lecture 

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